, Eliot tout à l'heure, vous disiez que vous essayiez de le rendre accessible aux étudiants. Vous avez aimé enseigner ? 145 BB : Oui, c'est un gros travail. Il y a de tels intertextes, SV : Quand vous parliez d

, SV : Je voulais dire en général : aimiez-vous votre métier d'enseignant ? 147 BB : Ah ! Oui, j'adorais mon métier

, SV : De votre expérience de jury d'agrégation, qu'avez-vous retenu ? 149 BB : Ça m'a beaucoup apporté ! Mais j'ai eu la chance de constituer une équipe avec des gens qui m'était proches, d'une certaine façon. On a travaillé en harmonie, on avait les mêmes critères, la même approche de la littérature -c'était très positif

, Je voulais faire un programme cohérent, avec des échos d'une oeuvre à l'autre. Il fallait que les textes se répondent, ils n'étaient pas choisis au hasard. Ça me demandait beaucoup de temps de mettre sur pied un programme, il y avait des contraintes diverses et variées. Mais j'ai eu beaucoup de plaisir à le faire, et avec une équipe formidable, ça simplifie beaucoup les choses. Je ne sais si les candidats étaient conscients de l'extrême compétence des membres de leur jury. Ceux-ci étaient des chercheurs de premier ordre. Qui, que pouvait-on rêver de mieux pour les Sonnets de Shakespeare qu'Henri Suhamy ou Marie-Madeleine Martinet, par exemple, ou que Roland Tissot pour la peinture américaine ou Jean-Pierre Naugrette pour le roman victorien, ou Marc Porée et Denis Bonnecase pour la poésie romantique ou encore Evelyne Labbé pour le roman américain ? Je pourrais bien sûr allonger la liste, MP : À l'époque, dans mon souvenir, il y avait au moins dix textes au programme : cinq textes de tronc commun et puis cinq autres pour l'option littérature? 151 BB : Oui, c'était ma grande préoccupation

M. Sv-:-ah,

B. ,

, SV : Je l'ai passée à cette époque-là, l'agrégation, et le programme était extraordinaire : on avait Moby Dick, The Education of Henry Adams, les poèmes de Ginsberg? 156 BB : Oui, j'avais mis Ginsberg au programme, Cabau m'avait dit : « Vous oserez mettre Ginsberg ? » et je lui ai dit : « Oui

. Sv-:-oui, D. H. On, . Lawrence, and . Swift, Keats? 158 BB : J'aimais les programmes un peu stimulants, excitants et aussi peu dull que possible. 159 SV : Oui, c'est vrai, on ne s'ennuyait pas du tout. The Duchess of Malfi, aussi ! 160 BB : Oui, ça, c'est magnifique ! Un grand Webster ! 161 MP : Et puis pour la fin de votre mandat, vous aviez contribué à ce que

B. Brugière,

E. , , vol.17

/. ©-sophie-bassouls, /. Sygma, and . Getty,

, entends à vrai dire aucune note, aucun thème, aucun dessin, aucune grammaire, aucun sens, rien de ce qui permettrait de reconstituer quelque structure intelligible de l'oeuvre. Non, ce que j'entends, ce sont des coups : j'entends ce qui bat dans le corps, ce qui bat le corps, ou mieux, ce corps qui bat » 5 . Rasch, ce mot mis en tête de la septième Kreisleriana n'est pas seulement l'indication d'un tempo très vif, il suggère aussi le caractère passionné, emporté, tumultueux, quasiment sauvage de l'amour de Robert pour Clara Schumann. Ce côté furioso s'apaise de manière aussi soudaine que contrastée dans la coda qui, à l'aide d'un enchaînement d'accords lumineux, nous replonge dans l'univers poétique des Kinderszenen, op. 15, où Schumann se souvient de l'enfance comme on garde la mémoire d'un âge d'or. Ce qu'entend Barthes me paraît une curieuse description de pièces dont le sous-titre est « Fantaisies ». Phantasie, c'est l'imagination et phantasieren, c'est rêvasser, battre la campagne, délirer même. On retrouve, parmi ceux qui s'y adonnent, Non moins surprenant est ce que Barthes écrit à propos des Kreisleriana de Schumann, ce cycle de huit pièces qui est sans doute son plus grand chef-d'oeuvre parmi ses

O. Davidsbündlertänze, Comment ne pas prendre en compte le jeu de rappels et d'échos entre ces différentes oeuvres ? 174 MP : Vous-même, vous pratiquez la musique

, Mais malheureusement, maintenant, je suis atteint d'une maladie qui ne me permet plus d'être familier avec le clavier. J'ai plus ou moins renoncé à mon activité de pianiste amateur

, il y a de plus classique, les sonates de Mozart, les sonates de Beethoven, les moments musicaux de Schubert et les pièces brèves de Brahms. Un répertoire extrêmement classique. Et j'ai fait beaucoup de musique de chambre avec mon collègue, Frédéric Ogée qui est un merveilleux violoniste, SV : Qu'est-ce que vous aimiez jouer ? 177 BB : Tout ce qu

E. , , vol.17

, Il y a quelque chose qui me paraît très frappant dans The Waste Land, et qui touche à ce que l'on disait sur la récurrence du motif. C'est lorsqu'il est question du viol de Philomèle par le roi Térée dans la seconde partie. Dans la troisième partie revient, de manière tout à fait inattendue, après la citation de Verlaine « Et Ô ces voix d'enfants, chantant dans la coupole ! », qui vient de son poème intitulé « Parsifal » (tiré de son recueil Amour), on trouve tout d'un coup, de manière inattendue : « Twit twit twit/ Jug jug jug jug jug jug/ So rudely forc'd./ Tereu ». C'est un lambeau, une réminiscence, c'est un thème musical qui tout d'un coup réapparaît comme un leitmotiv wagnérien : toujours latent, il flotte dans l'espace du texte et s'actualise de loin en loin de manière tout à fait inattendue. Mais ça, ça montre bien l'utilisation musicale de ces quatre vers

. Mp-:-j'ai-le-souvenir, mais c'était une conversation privée, je ne connais pas grandchose à la musique et donc je m'interrogeais sur cette expression, j'espère que c

, BB : Une oreille absolue ! 185 MP : Une oreille absolue, voilà, comme quoi je me trompe à chaque fois

, BB : Hélas, je n'ai pas l'oreille absolue. Boulez avait l'oreille absolue. 187 MP : Voilà ! Et vous m'aviez appris ce que c'était

. Bb-:-oui, en dehors de toute aide, de tout support, déterminer la hauteur de tel son. C'est-à-dire que vous n'avez pas de diapason, vous n'avez pas de clavier, vous n'avez rien et vous pouvez repérer le son qui correspond au « la

, SV : Marc disait que vous aimiez aussi beaucoup le cinéma. Vous ne l'avez pas enseigné

, Je n'ai pas touché au cinéma. C'est un goût personnel, mais ça n'est pas passé dans mon enseignement, BB : Non pas du tout

, MP : Quel type de cinéma aimez-vous ? Bernard Brugière : le très éliotien « paysan du Lot

E. , , vol.17

, BB : Si vous me demandez quel type de metteur en scène je mets au premier plan, mes goûts vont vers des réalisateurs italiens, Fellini et Visconti, et j'avais une faiblesse pour Bergman. Ce sont mes grandes admirations

, souvenir de conversations auxquelles je me gardais bien de me mêler, étant là aussi ignorant sur le sujet, avec André Topia, dont il a été question tout à l'heure

, Il y a un film coréen qui m'a beaucoup plu, le titre m'échappe malheureusement. Le cinéma exotique et lointain peut très bien me plaire à l'occasion. Le cinéma iranien, israélien, coréen, oui, pourquoi pas. Les Palmes d'Or me paraissent parfois surfaites, BB : Oui ça m'est arrivé

, Je suis moins entier sur les fausses gloires. Je n'arrive pas à comprendre le succès d'un Jeff Koons, je n'arrive pas à comprendre même le succès d'Andy Warhol, de Philip Glass, de Steve Reich, ces adeptes de la musique répétitive, et je ne parle pas de certaines installations, de ces pyramides aléatoires de débris et de déchets que l'on voit dans des musées qui ont pourtant pignon sur rue ! Il paraît qu'il faut y voir une critique de la société de consommation, MP : Est-ce que vous étiez aussi entier que l'était André Topia ? Car André Topia quand il avait un engouement ou, au contraire, une révulsion, c'était entier ! 196 BB : Je suis moins entier qu'André Topia, bien que ça puisse m'arriver

, MP : Oui, on retrouve la question des impostures de tout à l'heure, cette fois avec des noms

. L'ego,

, Vous n'avez pas connu ce temps, celui de l'HDR, où le candidat doit présenter ce que l'on appelle un document de synthèse, dans lequel le candidat est amené à rédiger une ego-histoire, c'est-à-dire remettre en perspective sa production personnelle, pour lui donner une unité qu'elle n'avait pas forcément. Il arrive alors qu'on donne à cette démarche un caractère quelque peu égocentré, MP : J'aurais encore une question, mais restez libre de ne pas y répondre si elle vous paraît déplacée

E. , , vol.17

, pour savoir ce que contenaient ses lettres à Emily Hale conservées à Princeton University. Les grandes révélations qui y étaient peut-être contenues, ou pas ! Non, je n'éprouve pas le besoin de l'ego-recherche? Les lettres d'Eliot à Emily Hale sont sur le point d'être publiées. A déjà été publiée la lettre d'accompagnement écrite par Eliot luimême qui doit servir de guide au lecteur et le prémunir contre des interprétations erronées

, En plus de rappeler la somme de savoirs, conscients et inconscients, qui se jouent dans le rapport qu'entretient un écrivain, ou un peintre, au corps, corps de l'oeuvre, corps biographique, corps de l'époque, corps du lecteur ou du spectateur ? Pourriez-vous nous préciser, si tel est bien le cas pour vous, à quel point la volonté de se tenir au plus près, au plus profond de ce qui fait un corps, de ce que peut un corps (selon le mot de Spinoza) est partie prenante de l'expérience littéraire, de l'expérience picturale et donc, quelque part, du travail universitaire ? 204 BB : Ce qui fait corps, ce que fait un corps, ce que peut un corps est partie prenante de l'expérience littéraire : mémoires, confessions, autobiographies, journaux nous renseignent toujours, ne serait-ce qu'au détour d'une page, sur le corps de leur auteur. Des corps, nous en avons plusieurs, auteurs comme lecteurs : le corps sensuel, corps musculaire, corps humoral, corps digestif, émotif, etc. C'est de Montaigne qu'il faut partir, là encore, son projet de se montrer tout entier et tout nu à l'opposé de l'ascétisme du Moyen-Âge qui avait jeté une chape de plomb sur le corps. Montaigne nous entretient de sa taille, de sa complexion, de ses maladies, de ses appétits, bref, de toutes ses conditions corporelles. La hantise d'une connaissance par le corps, par la sensation, le primat épistémologique qu'il accorde à la connaissance par sentiment réapparaissent chez les poètes métaphysiques, SV : On apprécie d'autant plus l'entretien que vous nous accordez aujourd'hui? 203 MP : Je me rends compte que nous avions prévu une dernière question sur le corps. Je repense à cet ouvrage que vous aviez dirigé sur Les figures du corps dans la littérature et la peinture anglaises et américaines de la Renaissance à nos jours, 1991.

. Bon, pour en venir à la dernière partie, sur laquelle j'aimerais insister. Ces représentations du corps, c'est donc toujours à travers le corps écrivant et sentant qu'elles s'élaborent. De sa belle étude sur le corps humoral de Michelet, parasitant l'histoire, Barthes a tiré la formule fameuse : « l'écriture passe par le corps », dont elle est en quelque sorte une extension métonymique. Mais Eliot dit un peu la même chose quand il écrit : « Those who object to the 'artificiality' of Milton or Dryden sometimes tell us to 'look into our hearts

E. , , vol.17

. Entendre, Mais on s'en voudrait de vous quitter sans vous avoir entendu nous faire part de votre définition de ce qu

, Ils pouvaient y trouver des éléments de réponse à cette vaste question. Mimesis s'attache à montrer, à l'aide de textes allant de L'Odyssée à ceux de Virginia Woolf, l'émergence du réalisme, l'évolution de la représentation du réel qui devient de plus en plus complexe et englobante, alors qu'elle s'affranchit progressivement des préjugés politiques et sociaux, des filtres idéologiques qui la conditionnaient. Pareille représentation se libère notamment des correspondances obligées qui la parasitaient entre le statut social des personnages et les niveaux stylistiques auxquels ceux-ci pouvaient prétendre. Le banal, le quotidien, l'humble, le bas, l'insignifiant avaient enfin droit de cité au lieu d'appartenir à des pans du réel entièrement occultés. Ce qui avait été refoulé dans le comique, le grotesque, la farce, la satire, faisaient enfin l'objet d'un traitement sérieux, d'une mimesis réaliste. On constate une évolution parallèle dans le domaine de la poésie. La ligne de démarcation entre les sujets dits poétiques et le réel réputé non poétique s'efface progressivement, BB : Comment définir la littérature ? Il y a deux livres de critique que je ne me suis pas lassé de recommander aux étudiants : Mimesis, d'Eric Auerbach, et Anatomy of Criticism, de Northrop Frye

. Le-légendaire, La littérature a pour objet d'informer, de révéler, de dévoiler les tares et les plaies du réel, de dénoncer et de protester afin de changer le cours des choses, car si on connaît le monde, on ne peut s'en dire innocent. À vrai dire, la littérature est toujours « engagée », même si elle n'est pas toujours militante comme le souhaitait Sartre, dans la mesure où elle est toujours témoignage. Il suffit de prendre en compte les conditions qui la produisent pour se convaincre de son caractère anthropologique : l'histoire, la société, la culture, la race, le milieu, l'époque, la sexualité, les instincts ; elle exprime les idées platoniciennes ou le mouvant, les archétypes de l, Sartre a aussi longuement répondu à cette question dans un essai célèbre de Situations II, intitulé « Qu'est-ce que la littérature ? ». Pour lui, l'écrivain doit s'ancrer dans l'histoire, parler à tous ses contemporains, exprimer leurs joies et leurs colères, leurs aspirations et revendications. Il donne pour exemple Richard Wright, écrivain noir américain, écrivant pour défendre les droits de ses contemporains opprimés

, Cet article a donné lieu à un colloque tenu à Milan en 2004 et dont les Actes ont été recueillis dans T.S. Eliot and the Concept of Tradition 6 . Comme je l'ai montré dans ma contribution intitulée « French influences and echoes in 'Tradition and the Individual Talent' », c'est avec l'aide de penseurs français dans la mouvance réactionnaire comme Maurras, Massis, 1921.

T. S. Couverture-de, Eliot and the Concept of Tradition, CUP, 2007.

. Le-vrai-moderniste, est celui qui tient les deux bouts de la chaîne, qui assume la plus grande part possible de la tradition et y fait en même temps jaillir une percée créatrice qui apporte un ton inédit. Baudelaire est l'héritier de Racine et en même temps, il apporte, comme Hugo ne manquera pas de le noter

L. , De même que Matthew Arnold repère dans l'Histoire une succession de « périodes critiques » et de « périodes organiques », on peut dire que la littérature alterne les périodes de rupture et les périodes de consolidation allant dans le sens d'un classicisme. Tantôt on privilégie l'assomption d'un héritage, on conforte et on prend le temps d'assimiler les apports greffés sur la tradition, d'affermir les points de suture, tantôt on propose des thèmes et des angles de vision inédits

, Certaines époques sont plus propices que d'autres à la créativité. Si l'on arrive par exemple au stade de l'épuisement des formes, nul doute que pareille situation ne stimule, ne relance le besoin de les renouveler, du champ des innovations possibles est assurément variable d'une époque donnée à l'autre

E. , , vol.17

, « céder l'initiative aux mots », ce qui permettra d'engendrer dans le poème cette « hésitation prolongée entre le son et le sens

, Eliot les met en relief lorsqu'il écrit : « Poetry is not a substitute for philosophy, or theology or religion ; it has its own function-this function is not intellectual but emotional, it provides "consolation" », je serais tenté d'ajouter, comme un lied ou un mouvement de sonate de Schubert. Eliot ajoute à la consolation la délectation, la démarche hédoniste : le poème est source de joie et de plaisir, d'autant plus intenses qu'on aura éduqué notre sensibilité, pour la purifier de toute « crudity », pour lui permettre aussi une appréhension immédiate, sensorielle, émotive de la pensée comme si celle-ci était une odeur de rose. Aujourd'hui, il faut saluer une poésie qui ne se réfère plus à une réalité toute faite, que cette réalité soit le sentiment, la raison, l'anecdote, le monde de la perception. La poésie devient, en même temps que l'acte de la création poétique d'un nouveau réel, l'acte de création poétique d'un nouveau langage. Rien d'étonnant à cela puisque le langage doit produire le monde plus qu'il ne peut l'exprimer, Enfin, il convient d'insister pour finir sur l'autonomie de la poésie et sur la spécificité de sa fonction

T. Gray and . Elegy,

R. Barthes, «. , and ». Mythologies, , 1957.

E. , , vol.17

R. Barthes and . Rasch, Langue, discours, société, 1975.

T. S. , Eliot and the Concept of Tradition, 2007.

E. Auerbach and M. , , p.199, 1946.

E. Auerbach and M. , , p.515, 1946.

E. , , vol.17